Faits saillants :
Rencontre avec le Dr Ferdinand Ezembé : Explorer la psychologie transculturelle au service des diasporas africaines
27/11/24
par :
Pamela Annick N'guessan
Comprendre, soigner et accompagner les communautés africaines : défis, perspectives et opportunités pour une prise en charge psychologique inclusive

Chapeau :
Spécialiste en psychologie transculturelle, le Dr Ferdinand Ezembé s’engage depuis plusieurs décennies à répondre aux besoins uniques des diasporas africaines en France. Dans cet entretien, il retrace son parcours, partage les enjeux majeurs de la santé mentale pour ces communautés et explore les ressources culturelles comme levier de résilience. Entre adaptation et inclusion, il nous livre une vision humaine et pragmatique du bien-être psychologique en contexte multiculturel.
« Le principal enjeu de notre équipe est de donner aux patients un espace où ils se sentent compris, pris en charge sans préjugés, par des thérapeutes qui connaissent leur univers culturel. »
I. Votre parcours et votre vision de la psychologie transculturelle
1. Vous êtes reconnu pour vos travaux sur la psychologie transculturelle. Comment en êtes-vous venu à vous spécialiser dans cette branche et quels en sont, selon vous, les principaux enjeux ?
Réponse:
J’ai été au départ, comme tout le monde, un psychologue classique. À la suite d’un séjour aux États-Unis (1993), une psychologue afro-américaine m’a sensibilisé aux problèmes spécifiques des patients noirs, qui n’étaient pas pris en charge par leurs collègues blancs. Elle m’a demandé quelle était la situation en France. J’ai répondu que je n’y avais pas réfléchi. Elle m’a orienté vers l’association ABPSY (Association of Black Psychologists), qui avait déjà travaillé sur les questions de prise en charge des Afro-Américains. En rentrant en France, elle m’a poussé à m’intéresser à la situation des communautés africaines. C’est ainsi que j’ai créé le cabinet Afrique Conseil, une association de psychologues africains devenue par la suite Axes Pluriels en raison de l’évolution de notre clientèle. L’enjeu principal de notre équipe est de donner aux patients un espace où ils sentent qu’ils peuvent être compris et pris en charge sans préjugés, avec des thérapeutes qui connaissent plus ou moins leurs univers culturels.
2. En tant que directeur d'une équipe pluridisciplinaire chez Axes Pluriels, comment intégrez-vous différentes approches culturelles dans la prise en charge psychologique des patients issus des diasporas ?
Réponse:
Chaque patient a une histoire singulière ; il appartient au thérapeute d’identifier ce qu’il attend de lui. Certains viennent pour qu’on les aide à prendre de la distance avec leur supposée « culture d’origine ou traditions », qui sont souvent l’objet de leur souffrance. D’autres viennent pour qu’on les aide à retrouver leurs racines culturelles car ils ont l’impression d’être en perte de repères. Enfin, certains souhaitent faire le lien entre les deux cultures pour vivre en cohérence. Il appartient donc au thérapeute de repérer et accompagner cette demande. Le risque principal est d’enfermer quelqu’un dans un univers auquel il ne s’identifie pas toujours.
3. Vous avez mené plusieurs recherches sur le bien-être des diasporas africaines. Pourriez-vous partager avec nous vos conclusions sur les principaux défis
psychologiques auxquels font face ces communautés ?
Réponse:
Comme toutes les communautés vivant dans les grandes agglomérations européennes, les Africains ne sont pas épargnés par les problématiques urbaines : stress, chômage, solitude, individualisme, besoin de réalisation de soi, conflits de couple, etc. La spécificité, néanmoins, reste l’énorme stress psychosocial auquel ils sont confrontés. Dans une étude à laquelle j’avais participé, nous avions observé, avec des collègues, que les personnes d’origine africaine étaient les plus représentées dans les suivis psychiatriques en Île-de-France. Cela démontre une difficulté d’intégration dans la société française. Parmi les facteurs identifiés : le faible soutien (psychologique et économique) de la communauté lorsque les personnes sont en difficulté, l’absence de lieux de ressourcement et le racisme ambiant, qui fragilise souvent des individus en précarité sociale. Les problématiques de mal-logement ont également été évoquées comme cause de cette fragilité psychologique. Cependant, les parcours des femmes sont très différents de ceux des hommes. Beaucoup de femmes ont vécu des traumatismes, soit dans leur pays d’origine, soit durant leur parcours migratoire pour venir en France, soit encore lors de leur séjour sur place (violences conjugales). Les enfants, quant à eux, évoquent souvent des difficultés relationnelles avec leurs parents, soit trop rigides, soit complètement démissionnaires. Les hommes parlent souvent du racisme et de la faible réalisation de soi. Bref, le parcours migratoire n’est pas une épreuve facile ; il faut beaucoup de capacité d’adaptation, sans quoi c’est la crise psychologique.
II. Les spécificités culturelles dans l'approche psychologique
1. Selon vous, en quoi les valeurs et traditions africaines peuvent-elles être des ressources précieuses dans le soutien psychologique et la gestion du stress ?
Réponse:
Les valeurs et traditions africaines peuvent être sources de stress ou de bien-être ; cela dépend de quel côté on se place. Les jeunes filles qui subissent des mariages forcés ici pensent que les traditions les oppressent ; de même pour les enfants à qui on demande d’obéir sans réfléchir aux parents, ou qui sont maltraités au nom des traditions. Ils viennent consulter parce qu’ils ne comprennent pas leurs parents ni l’Afrique ! Cependant, « l’art de la palabre » est une ressource essentielle des traditions africaines, car il permet de résoudre de nombreux problèmes sans recourir à la justice. Nous avons également développé des stratégies de médiation, qui permettent à chacun de faire des compromis et d’avancer. Dans de nombreuses institutions en France, les médiateurs d’origine africaine jouent un grand rôle dans le bien-être des familles confrontées aux institutions ou à des conflits internes. Je peux également citer les systèmes de « parenté élargie », qui considèrent que les parents biologiques ne sont pas les seuls responsables des enfants. Cela permet une gestion collective des enfants et soulage les parents souvent dépassés par une charge éducative et économique énorme. Comme on disait à l’époque : il faut un village pour élever un enfant. N’oublions pas évidemment la solidarité dans les familles africaines, qui atténue les effets de la précarité sociale à laquelle de nombreuses familles sont confrontées. Aussi, la musique et les arts corporels, tels que la danse, sont de très bons moyens pour évacuer le stress. Ils parlent souvent à la partie inconsciente des personnes en souffrance. Grâce aux émotions, ils permettent de s’évader et d’oublier un moment le quotidien, qui peut être très oppressant. Cela est d’ailleurs valable dans toutes les cultures.
2. Vous avez souvent parlé de la notion de résilience culturelle. Comment cette résilience peut-elle être un levier pour mieux vivre l'exil, l'éloignement et les défis du quotidien ?
Réponse:
Chaque individu a ses propres ressources pour résister à des situations difficiles ; le tout est de savoir les identifier. Pour cela, on peut se faire aider ou faire émerger des compétences que l’on a oubliées. À une dame complètement dépassée par son enfant, qui avait des difficultés pour dormir le soir, j’avais demandé : « Comment ça se passait chez vous, en Afrique ? » Elle m’a répondu : « Maman nous racontait des histoires le soir… » Je lui ai dit : « Pourquoi ne le faites-vous pas ici ? » Elle a déclaré, en souriant, qu’elle l’avait « complètement oublié ». Je travaille beaucoup avec mes patients pour relire leur vie et identifier leurs points forts. À la fin, ils se rendent compte qu’ils peuvent y arriver. Cela peut prendre du temps, mais c’est une piste intéressante.
3. Quels conseils donneriez-vous aux membres des diasporas pour renforcer leur bien-être psychologique tout en vivant loin de leurs racines ?
Réponse:
Le malaise provient souvent du fait que les personnes ont du mal à se situer : « ni d’ici, ni de là-bas ». Le déni du fait qu’elles sont devenues françaises, ou encore qu’elles fantasment sur leur pays d’origine alors que là-bas aussi les choses ont beaucoup changé. Un parent m’a raconté l’anecdote suivante : dans sa voiture, il n’arrêtait pas de critiquer les Français, disant « ils sont ceci, ils sont cela, etc. ». Son fils l’interpella en disant : « Mais papa, je croyais que nous sommes français ! » Voilà le dilemme ! Se définir avant de se projeter. Il y a en Occident suffisamment de lieux de ressourcement qui ne sont pas interdits aux Africains. Nous avons proposé des séances de Pilates (gymnastique douce) et de relaxation à des femmes africaines présentant des symptômes dépressifs. Contrairement à ce qu’on pensait, l’expérience a très bien fonctionné : elles sont assidues aux ateliers et constatent une amélioration de leur bien-être. Sur un autre plan, à une femme africaine d’un quartier populaire à qui je demandais : « Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous aider ? », elle avait répondu : « M. Ezembe, nous n’avons pas de temps pour nous. » Nous avons donc organisé avec elle des week-ends de rupture en bord de mer, où les femmes pouvaient partir sans leurs enfants ni leur mari. L’expérience a été un grand succès : toutes ont éprouvé des états émotionnels très positifs et ne demandaient qu’à renouveler ce type de week-end. Rappelons que la plupart de ces femmes vivaient en région parisienne depuis des années et n’étaient jamais parties en bord de mer, ni même en week-end. En évaluation, une femme nous a confié que « c’était la première fois de sa vie qu’elle dormait seule dans un lit ». Il faut donc profiter des ressources qui existent dans notre environnement et qui sont aussi des sources de bien-être. Apprendre à lâcher prise, à penser à soi et à ses besoins psychologiques ne sont pas des attitudes interdites aux Africains.
III. Diaspora, santé mentale et stress
1. La pandémie a exacerbé les niveaux de stress et d'anxiété, notamment pour les membres de la diaspora. Quelles pratiques spécifiques recommandez-vous pour aider à mieux gérer ces tensions ?
Réponse:
Je recommanderai comme dit plus haut des dispositifs existant qui ont fait leur preuves, et qui ne sont pas chers ; participation à des activités de socialisation, atelier de danse, de fitness, hammam , sauna , piscine etc . Aller dans une chorale . sortir à la mer , passer l’après-midi dans un parc, visiter des musée etc ; beaucoup d’africains prétendent que c’est pas pour eux, mais quand nous avons fait l’expérience avec eux ils ont apprécié. Nous avions organisé une sortie Bateau Mouche à Paris dimanche avec les familles. Des personnes nous ont dit qu’ils n’avaient jamais vu leurs enfants aussi heureux. On peut aussi s’engager dans des associations, cela vous fait connaître du monde et augmente votre réseau social qui est un élément important dans la réduction du stress. Plus vous rencontrer du monde, plus il y a autour de vous des possibilités d’échanger et d’explorer les solutions que les uns et les autres peuvent vous fournir . J’avais conseillé à une patiente africaine qui souffrait de solitude mais aimait la photographie, de visiter les expositions, figurez-vous que c’est dans une expo, où elle a rencontré celui qui allait devenir son compagnon et ce n’était pas un africain.
2. Comment pensez-vous que la communauté médicale pourrait mieux répondre aux besoins psychologiques des diasporas, notamment en matière de soutien et de prévention ?
Réponse:
La principale lacune est la méconnaissance des familles. On ne peut pas aider les gens qu’on ne connaît pas. Il faut s’intéresser aux cultures des pays d’origine de ses patients, comprendre leur parcours migratoire, l’histoire de leur pays ; alors, on pourra les aider. Quand on donne à l’autre des signes de connaissance de sa culture, il s’ouvre souvent à vous ; alors, on peut établir un lien de confiance et commencer une thérapie. Dire à un patient en France « j’ai été à Bamako, Abidjan, Dakar ou autre ville ou pays africain » est un signe d’ouverture et de reconnaissance de sa particularité, dans un monde où tout tend à s’uniformiser, les individus étant réduits à être des numéros matricules.
IV. L'avenir de la psychologie transculturelle
1. Quels sont, selon vous, les principaux défis et opportunités pour la psychologie transculturelle dans les années à venir, notamment en Afrique et dans les diasporas ?
Réponse:
Nous sommes depuis longtemps dans un monde multiculturel où chacun peut apprendre de l’autre, et c’est une chance. Être à l’écoute de l’autre et trouver des solutions ensemble. Souvent, des patients m’indiquent ce qu’il faudrait faire pour qu’ils aillent mieux. Donc, n’hésitons pas à nous inspirer de ce qui se fait partout dans le monde pour le bien-être de nos patients. L’important, c’est être « woke », c’est-à-dire éveillé.
2. Si vous deviez résumer en une phrase ce que signifie pour vous le bien-être psychologique, quelle serait-elle ?
Réponse:
Ce sentiment d’être à sa place et en lien avec le monde.
1 Différents taux de premières admissions pour la psychose dans les groupes de migrants à Paris Andrea
Tortelli , 1 Craig Morgan , 2 Andrei Szoke , 3 Andreia Nascimento , 4 Norbert Skurnik , 1 Erik Monduit de Caussade , 1 Edith
Fain-Donabedian , 1 Flora Fridja , 1 Mehedi Henry , 1 Ferdinand Ezembe , 1 et Robin M Murray 2 Soc Psychiatry Epidemiol
.vol 49 Novembre 2013
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